Est-ce qu’on n’a pas assez discuté la question de la proposition infinitive? Est-ce que plusieurs linguistes ne se penchent pas vers les constructions suivant les verbes de perception comme les plus proches (voire les seules) à être qualifiées comme propositions infinitives? Mais la discussion continue comme par inertie. Cela ne fait ni froid ni chaud à personne tant que cette question reste sur le plan théorique. Ce qui soulève une révolte de la part des chercheurs, c’est que parfois, on a l’impression que leurs travaux n’intéressent personne. Pour être bien compris voici quelques exemples où, normalement, l’intérêt des lexicographes aurait dû se manifester en corrections ou amendements apportés dans certains articles de dictionnaire.
1.
Catherine resta sur le trottoir à lе regarder s’éloigner vers Barbès. |
Катрин, стоя на тротуаре, смотрела ему вслед, пока он не исчез за бульваром Барбес. |
Le patron les regarda sortir avec un drôle d’air. |
Официант посмотрел им вслед с каким-то странным выражением. |
Maillât regarda l’auto s’en aller. |
Майя смотрел вслед уходившей машине. |
Des femmes qui raccomodaient des hardes les regardaient passer. |
Женщины сидели за починкой своего тряпья и глядели им вслед. |
Les figures grimacent un peu en les regardant disparaître. |
Все смотрят ему вслед и недовольно хмурятся. |
Он даже не смотрит ей вслед. |
|
Une foule maigre regarde s’ébranler le cortège. |
Поредевшая толпа смотрела вслед траурному кортежу. |
Chipie! — murmura Anny Féret en la voyant s’éloigner. |
Нахалка, прошипела Анни Фере вслед отошедшей Сильвене. |
Le parallélisme est facilement établi: dans le français nous avons un des verbes de perception visuelle + l’infinitif d’un verbe exprimant l’éloignement du sujet des verbes de perception.
Dans le russe, nous avons toujours un des verbes de perception visuelle + la préposition вслед:
Regarder s’éloigner смотреть/посмотреть вслед
Voir s’ébranler
disparaître
passer
s’en aller
sortir
La régularité avec laquelle nous rencontrons ce parallélisme nous porte à croire qu’il devrait trouver sa réflexion dans les dictionaires russe-français. Je recours donc au Grand dictionnaire russe-français (200 000 mots et expressions, troisième édition. Moscou, Editions Rousski Yazik, 2002) — Большой русско-французский словарь (200 000 слов и словосочетаний, 3-е издание. Москва, издательство «Русский язык» — 2002. Je reproduis littéralement l’article consacré au mot «вслед»:
вслед 1. нареч. (следом) ~ за à la suite de, après qn, qch; ~ за этим là-dessus; sur ses entrefaites (после этих слов); идти ~ за кем-л. marcher sur les pas de qn, emboîter le pas de qn. 2. предлог (вдогонку): его прогнали и~ еще пригрозили on l'a chassé et on a proféré des menaces dans son dos; глядеть кому-л. ~ suivre qn du regard; крикнуть кому-л. ~ crier après qn; махать кому-л. ~ faire un signe de la main à qn; ~ eму раздались угрозы des menaces lui ont été lancées dans le dos.
Il est facile d’établir que dans ce «Grand dictionnaire russe-français», dans la partie consacrée au mot «вслед» nous ne trouvons pas un seul exemple du type de ceux que nous avons apportés ci-haut. Et pourtant, comme nous l’avons souligné, le parallélisme est facilement établi. Alors, quoi? Qu’est-ce qui manque? Peut-être une passerelle reliant les lexicographes aux linguistes, surtout aux linguistes travaillant dans le domaine de la linguistique comparée ou dans la traduction?
Essayons de combler ce vide (non avec de la poésie ou avec de la magie) avec nos exemples. Comment le ferions-nous? Dans le 2: предлог (вдогонку): его прогнали и ~ еще пригрозили on l'a chassé et on a proféré des menaces dans son dos; Juste là il faudrait apporter: смотреть, глядеть (другой глагол зрительного восприятия) кому-л., чему-л. ~ regarder, voir (autres verbes de perception visuelle) qn, qch s’éloigner (инфинитивдругих глаголов, означающих удаление от субъекта глагола зрительного восприятия):
Il ne la regarde même pas s’en aller. Он даже не смотрит ей вслед.
2.
Un autre exemple: en russe, l’infinitif parler n’est pas explicité:
Christophe avait entendu parler d’elle chez Gamache. — Кристоф услышал о ней у Гамаша.
Le plus souvent, nous avons ce modèle, quand la position du verbe de perception est occupée par le verbe «entendre», et la position de l’infinitif — par les verbes «parler», «dire» et leur synonymes, d’une façon ou d’une autre exprimant la parole: «chanter, prononcer, lire, conter, résonner, gronder, débiter, appeler et autres». Cette omission de l’infinitif s’explique par la rection du verbe «entendre» et de son équivalent «слышать». Comparons les parallèles:
Слышать кого, что — Entendre qn, qch
Entendre parler de qn, de qch
Слышать о ком, о чем <
Entendre dire qch
Слышать, что... — Entendre dire que
Сe parallélisme démontre que les infinitifs «parler» et «dire» après le verbe «entendre» peuvent être qualifiés comme éléments constructifs, et leur omission dans la traduction vers le russe s’explique par l’organisation de cette langue-ci et n’apporte aucune perte. Il en est tout à fait différent quand les infinitifs omis ne sont pas les verbes «parler» et «dire», mais leurs synonymes occasionnels ou périphériques, ou bien des mots n’ayant aucun rapport avec verba dicendi, c’est-à-dire, verbes dont l’apparition à cette position est impossible de prévoir. Nous considérons que dans ces cas l’utilisation de ce modèle nous porte inmanquablement à des pertes de sens ou de style que l’on aurait pu aisément éviter. Par exemple:
«Lui qui, six ans plus tôt, sur toutes les routes d’Angleterre, n’entendait s’élever que des acclamations.».. — A la place de: «Он, который шесть лет подряд слышал на всех дорогах Англии одни лишь приветственные крики…» on aurait pu traduire: «Он, который шесть лет подряд слышал на всех дорогах Англии, как ему возносились приветствия…».
A la place de «Братья Крессэ, услышав конский галоп, бросились к окнам» on aurait pu traduire la phrase Les frères Cressay, l’entendant prendre le galop, se précipitèrent aux fenêtres.: «Услышав, как он пустил лошадь в галоп, Братья Крессэ бросились к окнам».
Il serait intéréssant de proposer aux étudiants des grandes années et même aux professeurs et aux natifs français de combler la lacune dans ces pharases:
Jean voyait................ un jeune homme en pantalons clairs et gilets brodés.
On l’a vue.................. sur la plaine en avant des tranchées.
Il voyait sa petite bouche.................... devant ses yeux.
Je ne pense pas qu’ils soient nombreux ceux qui le fassent avec nos verbes ou plus exactement, avec les verbes de l’auteur:
resurgir: «Jean voyait resurgir un jeune homme en pantalons clairs et gilets brodés»;
naviguer: «On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées»;
voltiger: «Il voyait sa petite bouche voltiger devant ses yeux».
Les infinitifs dans ces pharases sont tous stylistiquement marqués et impossibles à prévoir. Et pour cette simple raison on peut se poser la question si avec leur omission par le traducteur l’oeuvre ne perd pas un peu de ses couleurs.
3.
Le concierge de l'hôpital n’avait pas encore vu sortir le docteur Thibault. Jamais Christophe n’avait entendu chanter ainsi. Jamais je n’avais tant entendu parler de mes pieds. Jamais elle ne l’avat vu pleurer.
On n’avait jamais vu perdre sa cause avec autant d’entrain. Je n’ai encore jamais entendu un maître d’hôtel répondre «non». Je ne l’ai jamais vu peindre. |
Привратник больницы не заметил, чтобы доктор Тибо выходил. Никогда еще Кристоф не слышал, чтобы так пели. Никогда раньше я не слышал, чтобы столько говорили о моих ногах. Никогда еще она не видела, чтобы он плакал. Где это видано, чтобы люди с таким восторгом проигрывали битвы. Я ни разу не слышал, чтобы метрдотель кому-нибудь ответил «нет». Я никогда не видела, чтобы он рисовал. |
Là aussi le parallélisme est facilement établi: du côté français nous voyons un verbe de perception à la forme négative, accentuée, dans la majorité des cas, avec l’adverbe de négation «jamais», et du côté russe on voit la conjonction «чтобы». La présence de ce parallélisme dans les traductions aussi bien du français vers le russe que du russe vers le français témoigne de l’équivalence de ces deux constructions, mais dans aucun dictionnaire nous n’en trouvons mention. Je me pose la question: comment traduirais-je du russe en français une petite phrase du type de «Привратник больницы не заметил, чтобы доктор Тибо выходил» si je ne connaissais pas cette possibilité avec l’infinitif après verbe de perception? J’aurais choisi le subjonctif: Le concierge de l'hôpital n’avait pas encore vu que le docteur Thibault soit sorti. Pourquoi? Parce que l’emploi de la conjonction «чтобы» apporte à la phrase russe cet élément de doute, d’incertitide qui est aussi propre à l’emploi du subjonctif dans le français. Est-ce que le docteur Thibault est sorti? D’accord, le concièrge de l’hopital ne l’a pas vu sortir, mais est-ce que cela veut vraiment dire que le docteur n’est pas sorti? Ne pouvait-il pas sortir quand le concierge avait quitté sa loge pour se servir une tasse de café? Ou quand celui-ci s’était trouvé assiégé par un groupe d’internes? Ou quand on avait fait venir plusieurs ambulances avec des blaissés et le concierge avait tout à fait perdu tout controle sur entrées et sorties? Pouvait-il affirmer positivement que s’il n’avait pas vu le docteur Thibault sortir cela voulait dire que celui-ci n’était pas sorti? Non. Il reste toujour un doute qui, justement, est traduit par la conjonction russe чтобы. Dans aucun dictionnaire russe-français vous ne trouverez l’équivalence: придаточное предложение с союзом чтобы после глаголов восприятия в отрицательной форме — verbes de perception à la forme négative + infinitif d’un autre verbe: Привратник больницы не заметил, чтобы доктор Тибо выходил — Le concierge de l'hôpital n’avait pas encore vu sortir le docteur Thibault.