Ladominancedelalangueanglaisedanslescommunicationsinternationalesentraîneinévitablementl’apparitiondes emprunts à l’anglais dans d’autres langues. Dans le premier temps, nous étudions le phénomène de l’emprunt. Dans le deuxième temps, nous nous penchons sur la politique de la protection de la langue française et la lutte contre l’influence de l’anglais dans la province francophone du Canada — le Québec. Pour conclure, nous présentons quelques exemples illustrant les différences entre le français de France et le français du Québec vis-à-vis de l’utilisation des anglicismes.
Mots clés: emprunt, franglais, Québec, langue d’accueil, politique linguistique
Au cours des siècles, les langues sont mises en contact permanent au travers des guerres, des échanges culturels et commerciaux. Le lexique reste le domaine le plus sensible aux influences des autres langues. Ainsi, se crée un phénomène que l’on appelle l’emprunt. «Un emprunt est un mot ou une expression qu’un locuteur ou une communauté emprunte à une autre langue, sans le traduire…» [4, p. 136], mais en l’adaptant généralement aux règles morphosyntaxiques et phonétiques de la langue d’accueil. Plus les contacts sont étroits, plus le nombre des emprunts est important.
«Ces deux phénomènes de l'emprunt et du calque ont une signification sociale autant que linguistique; ils sont les symboles et, pour ainsi dire, les témoins des échanges qui se font de peuple à peuple; ils sont la marque de l'influence exercée par les civilisations les unes sur les autres…» [1, p. 48].
Les raisons de l’emprunt
Les emprunts constituent un phénomène normal, universel, qui participe à la dynamique des langues et à l’élargissement de leur vocabulaire. Il existe de différentes raisons pourquoi les langues empruntent des mots étrangers. Tout d’abord, les emprunts servent à désigner un référent nouveau, provenant d’une autre culture et qui n’a pas encore de dénomination dans la langue d'accueil. Dans ce cas-là, le nouveau mot rentre dans la langue avec l’objet ou le phénomène qu’il désigne. Les langues empruntent également aux langues qui jouissent d’un grand prestige. Parfois l’influence est globale, parfois elle est liée à un domaine particulier de la vie sociale (cuisine, spectacle, etc.). C’est le cas de l’arabe au Moyen Age, de l’italien au XVIe siècle, du français au XVIIIe siècle et de l’anglais depuis le XIXe siècle.
Le français empruntait dans des langues différentes selon les domaines de la vie sociale et professionnelle. Par exemple, il y a beaucoup d’emprunts à l’allemand dans le domaine militaire (blockhaus, hussard, sabre) et à l’italien dans les domaines de l'art, de l'architecture et de la cuisine (piano, balcon, al dente, baguette, scénario). «Suivre la voie de l’emprunt revient du même coup à reconstruire un mouvement commercial (cf. sucre) ou à évoquer un point de civilisation (cf. gothique, sarbacane)». [7]
Une des raisons qu’il ne faut pas négliger est aussi la volonté d’être à la mode, d’être original ou de faire jeune.
Typologie
En parlant des emprunts, nous pensons plutôt aux mots étrangers utilisés dans la langue d’accueil, mais ce phénomène ne se limite pas au domaine lexical. Dans le présent travail, nous allons étudier les emprunts lexicaux, mais il y a d’autres types d’emprunts:
– Les emprunts lexicaux, quand la langue d’accueil emprunte le mot entier avec la forme et le contenu.
– Les emprunts sémantiques, quand le mot existant dans la langue d’accueil prend une autre signification sous l’influence d’une autre langue (une souris d’ordinateur).
– Les emprunts structuraux (calques) quand les morphèmes du mot étranger sont traduites par les morphèmes de la langues d’accueil gratte ciel est calqué sur l’anglais skyscraper.
Les langues évoluent avec le temps et, souvent, les mots perçus en tant que nouveaux et étrangers à une époque, deviennent familiers aux locuteurs de la langue d’accueil. D’autres emprunts ne se répandent pas et tombent dans l’oubli.
Les processus d’intégration d’un mot emprunté peuvent être complexes et variés.
- Adaptations phonétiques
Les mots empruntés sont prononcés selon les habitudes phonétique de la langue d’accueil. Par exemple, en français, il n’existe pas de son [h], donc le mot колхоз va être prononcé comme kolkhoz avec un [k]. Seule, l’orthographe –kh- fera penser au son étranger.
- Adaptations grammaticales
Les mots empruntés prennent les caractéristiques grammaticales de la langues d’accueil. Par exemple, les verbes en français vont prendre la désinence –er: slalomer, tchater.
- Adaptations sémantiques
Après l'emprunt, les mots peuvent changer de sens, souvent la langue adopte une acception du mot, il y a donc la restriction du sens. Par exemple, un look (aspect extérieur, style en français et coup d’œil, regard, air, mode en anglais).
- Adaptations graphiques
Un mot emprunté n’a plus le même orthographe que dans la langue d’origine. Le français garde d’habitude l’orthographe du mot étranger (exception faite des langues qui n’ont pas l’écriture latine).
Emprunts anglais en français du Québec
Pourtant, les emprunts sont souvent perçus aussi comme une menace, en particulier lorsqu’une langue emprunte massivement à une autre qui se trouve en position de domination économique ou démographique. C’est le cas, aujourd’hui, chez les francophones au Canada face à l’anglais.
Au Québec, la protection de la langue française permet à une culture et à une langue de se perpétuer d’une génération à l’autre, d’affirmer son identité territoriale, religieuse, politique, culturelle et linguistique. Cette politique linguistique au niveau gouvernemental trouve ces origines dans l’histoire et la position géographique du Québec. Après leur installation en Amérique les francophones du Canada ne ressentent pas leur «singularité linguistique». La langue évolue dans une isolation des autres peuples francophones à l’intérieur de leur communauté. L’influence de l’anglais sur le français canadien s’exerce de façon naturelle par les échanges permanents. Plus tard les échanges avec «l’Ancien monde» commencent à se développer grâce aux progrès techniques.
«Vers le milieu du XIXe siècle on dénonce de plus en plus violemment l’anglicisation issue de la domination socioéconomique des anglophones. On prend alors conscience également qu’il s’est formé un écart important entre le français du Canada et la langue qui est valorisée et utilisée en France». [2, p.255–256]
La protection de l’identité linguistique devient un problème d’Etat.
«Dans les années 1940–1960, et même plus tard, l’intervention linguistique se limite à une «chasse aux anglicismes» et souvent même, aux québécismes. Cette guerre aux emprunts à l’anglais sera celle des linguistes, des traducteurs, des journalistes et des chroniqueurs». [6, p.20]
Au XXe siècle, plusieurs organismes sont créés pour faire valoir la politique vis-à-vis de l’utilisation du français. La loi sur la langue officielle (loi 22) a été adoptée en 1974. La Charte de la langue française (loi 101), adoptée le 26 août 1977, a proclamé que le français était la langue officielle du Québec et institué le Conseil supérieur de la langue française et la Commission de toponymie du Québec. «Les francophones ont salué comme un événement historique cette loi qui venait modifier complètement les règles du jeu entre l'anglais et le français». [5] La Commission de protection de la langue française a pour mission d'assurer le respect de la Charte de la langue française.
L’Office de la langue française (OLF) et le ministère des Affaires culturelles du Québec sont créés le 24 mars 1961. Le 1er octobre 2002, l'OLF devient l’Office québécois de la langue française (OQLF). Son rôle est de veiller à ce que le français soit la langue du travail, des communications, du commerce et des affaires dans l'Administration et les entreprises. Il rédige un dictionnaire en ligne, le Grand dictionnaire terminologique, donnant les équivalents français de termes anglais ou latins dans 200 domaines d'activité. Il propose également les alternatives à l'utilisation de plus de 150 anglicismes employés couramment et signale les faux-amis.
«Depuis que la société québécoise s’est modernisée […] les attitudes à l’égard de l’anglais ont changé. Aujourd’hui, les emprunts sont souvent bien accueillis, trop bien sans doute, particulièrement par les jeunes et les générations montantes. Mais, en général, l’acceptation des emprunts à l’anglais soulève encore bien des réticences de la part des usagers de la langue française au Québec». [6, p.22]
Ainsi, selon la politique de l’emprunt de l’Office, l’acceptabilité des emprunts s’évalue en fonction des quatre critères suivants:
- Le besoin de combler une lacune linguistique en français par l’emprunt.
- L’implantation de l’emprunt dans l’usage du français.
- La conformité ou l’adaptation de l’emprunt aux normes sociolinguistiques québécoises.
- La conformité ou l’adaptation de l’emprunt au système du français.
Pour juger de l’acceptabilité d’un emprunt, les locuteurs québécois se réfèrent également aux répertoires et aux dictionnaires normatifs conçus au Québec. Certains emprunts portent bien la marque «anglicisme» ou «critiqué».
Ce critère sociolinguistique de l’adaptation aux normes de la collectivité permet, par exemple, de privilégier des termes français utilisés au Québec plutôt que des emprunts qui ne sont pas en accord avec les normes québécoises ou qui ne sont pas, ou peu, utilisés par les Québécois.
Franglais
En parlant des emprunts anglais en français on utilise souvent le mot-valise (lui-même calqué sur l’anglais portmanteau word) — le franglais.
«Plus concrètement, il s'agit d'un ensemble de mots anglais et des tournures syntaxiques calquées sur l'anglais, introduits dans la langue française. Il est fréquemment évoqué comme repoussoir par les tenants de la pureté de la langue française, contre l'invasion des anglicismes». [3]
Le terme «franglais» aurait été créé par le grammairien Max Rat et aurait été utilisé pour la première fois dans un article de France-Soir paru en 1959. Son emploi s'est popularisé à la suite de la parution en 1964 de Parlez-vous franglais? de René Étiemble
Certains anglicismes lexicaux se transforment en emprunts, d'autres voient leur usage disparaître.
Diverses raisons sont avancées pour expliquer le développement du franglais: il y aurait la régression du grec et du latin dans les études, l'hégémonie de l'anglais comme langue de communication internationale. Dans les jeunes générations, l'anglais tend à acquérir le statut de langue de prestige au détriment de la langue maternelle, de la même façon que le français jouit du statut de langue de prestige en Afrique francophone, au détriment des langues locales.
Le poids économique, politique et culturel des États-Unis et des pays anglophones se traduit par un quasi-monopole de l'anglais dans de nombreux domaines: publications scientifiques, enseignement supérieur commercial et scientifique, enseignement des langues étrangères dans le secondaire, publicité, cinéma, musique, brevets techniques, etc.
Outre les emprunts lexicaux, le franglais reprend certaines formes syntaxiques anglaises:
– le placement de l'adjectif avant le nom plutôt qu'après: la positive attitude au lieu de l'attitude positive;
– l'utilisation d'adjectifs à la place d'adverbes;
– le placement de l'adverbe en -ment avant le participe passé: organismes génétiquement modifiés au lieu de organismes modifiés génétiquement;
– l'usage croissant de la forme passive, initialement beaucoup plus répandue en anglais qu'en français, qui supplante l'actif, régime habituel du français: des travaux ont été entrepris au lieu de on a entrepris des travaux;
– l'inversion du complément de nom dans les noms de magasins, de restaurants, d'hôtels, d'enseignes, de festivals, de rencontres sportives, etc.: Alpes Hôtel au lieu de Hôtel des Alpes, le Nice Jazz Festival au lieu de le Festival de Jazz de Nice;;
– la mise d'une majuscule à tous les composants des appellations d'organismes, d'institutions, d'associations: Association Les Plus Beaux Villages de France et à des noms communs (exemples pris sur le site Internet de notrefamille.com): Que Révèle votre Prénom, Le Bébé du Mois.
Faux anglicismes
Il existe une forme particulière de franglais qui consiste en l'adoption de mots en apparence anglais mais qui n'existent pas en anglais.
Ce sont des mots comme forcing (dans faire le forcing, c'est-à-dire se démener, presser le mouvement, ne pas ménager ses efforts) ou comme bronzing (bronzage, bronzette (fam.), bains de soleil), fabriqués en ajoutant la terminaison anglaise -ing à un verbe français (respectivement forcer et bronzer dans les exemples cités). Il s'agit véritablement de faux emprunts.
Un autre type de faux anglicisme provient de l'abréviation d'un nom composé anglais en ne gardant que le mot de gauche (alors que le mot important pour les anglophones est le mot de droite, impossible à supprimer). Par exemple, pour désigner un costume de soirée, le mot smoking est employé par les Français (mais aussi dans de nombreuses autres langues). Pourtant, les Britanniques utilisent dinner jacket et les Américains tuxedo ou son abréviation tux, car smoking n'existe pas en anglais autrement que comme forme du verbe to smoke (fumer): c'est que le franglais smoking est en fait l'abréviation, propre aux Français, de l'anglais smoking jacket. On peut citer également les abréviations suivantes: un clap (pour clapboard ou clapstick, ardoise de tournage, claquoir, claquette), des dreads (pour dreadlocks, cadenettes de rasta), etc.
Ce sont soit des constructions françaises mimant des règles anglaises, soit des glissements de sens affectant des emprunts.
Exemples des emprunts anglais en français de France et en français québécois
Ici, nous présentons quelques exemples des emprunts anglais qui n’ont pas été adoptés au Québec.
Tableau 1
A |
FF |
FQ |
weekend |
weekend |
fin de semaine |
Musher |
musher |
meneur de chiens |
self-control |
self-control |
maîtrise |
shopping |
shopping |
magasinage |
parkingmeter |
parcomètre, parcmètre |
compteur de stationnement |
Scooter |
scooter des mers |
motomarine |
bowling |
bowling |
jeu de quilles, salle de quilles |
baby-sitter |
baby-sitter |
gardienne, gardien |
ferry boat |
ferry |
traversier |
Nous remarquons facilement que les mots anglais adoptés en France ont été remplacés par les mots français, soit existants, soit formés selon les règles morphologiques du français. Ce phénomène, appelé la «créativité lexicale», est soutenu et encouragé par les textes officiels.
«Le français a son propre potentiel d’innovation lexicale pour répondre aux besoins néologiques de désignation. Dans un contexte d’aménagement linguistique, la politique de l’emprunt de l’Office devait favoriser la création lexicale». [6, p. 30]
La créativité lexicale prend des formes différentes:
– L’utilisation des mots vieillis dans leur sens propre ou en donnant une nouvelle signification. Ex. meneur de chiens.
– L’utilisation des équivalents disponibles au sein d’autres aires francophones ou dans les anciens parlers régionaux de France. Ex. nuisance (issu du parler normand).
– L’attribution de nouvelles significations aux mots existants. Ex. magasinage est utilisé en français dans le sens «Action de mettre en magasin, de placer en entrepôt». Au Québec, il reçoit une nouvelle signification «Action de magasiner, shopping».
– La formation des néologismes. Ex. motomarine (étymologie: 1988 de moto et marine). Certains néologismes créés au Québec sont maintenant utilisés en France. Ex. courriel (étym.: v. 1990 au Québec de courri(er) et él(ectronique))
– L’utilisation des groupes de mots expliquant le sens du mot. Ex. jeu de quilles.
Le problème des emprunts massifs n’est pas propre au Québec. L’influence de la langue anglaise, ainsi que d’autres langues issues de l’émigration grandissante, pose le problème d’intégration et d’assimilation des emprunts partout dans le monde. Nous considérons que l’exemple de la politique linguistique réfléchie et cohérente menée au Québec depuis plusieurs années peut être intéressant pour d’autres pays.
References:
- Bally, Ch. (1921) Traité de stylistique française, Heidelberg: Carl winter’s Universitätsbuchhandlung
- Bouchard, Ch. (2008). «Anglicisation et autodépréciation», in Le français au Québec: 400 ans d’histoire et de vie, Michel Plourde et Pierre Georgeault, dir., Montréal, Fides/Les publications du Québec, p. 255–264.
- http://dictionnaire.education/fr/franglais
- Josiane F. Hamers, «Emprunt» (1997) in Sociolinguistique: les concepts de base, (coordonné par Moreau M.-L.), Pierre Mardaga éditeur, p. 136–139
- La politique linguistique et la Charte de la langue française, http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/Quebec-5Politique_lng.htm
- Loubier Ch. (2011) De l’usage de l’emprunt linguistique, Monréal: Office québécois de la langue française
- «Qu’est-ce qu’un emprunt linguistique?» (2003) in EOLE: Éducation et ouverture aux langues à l’école, vol. 1, annexe 18, http://www.irdp.ch/activites_eole/annexes_doc/annexe_doc_18.pdf